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Compte rendu de la réunion du 15 avril 2004


C'est devant un public choisi de vingt-et-un des membres les plus fidèles du Club que Francis Wolff (Puteaux 1950) a donné cette conférence structurée en trois parties : un historique, l'exposé des arguments pour et contre et enfin quelques réflexions personnelles.
Dans un long historique, Francis a noté que la grâce du taureau n'était pas une pratique récente, un animal l'avait déjà été au Puerto de Santa María le 23 juillet 1860. Dans la période qui précède le règlement de 1992, où elle n'était possible que lors de corrida-concours, deux taureaux exceptionnels sont à retenir : Destenido de Juan Pedro Domecq, gracié le 11 septembre 1955 à Jerez ; Velador de Victorino Martín, gracié le 16 juillet 1982 à Madrid.
Le règlement de 1992 a changé les règles, en permettant la grâce lors de toutes les corridas. Voyons en le texte ( Règlement espagnol 27 février 1992. Titre VI Du déroulement du combat ; Chapitre IV Du dernier tiers du combat. Art. 85-1) :

"Dans les arènes de première et deuxième catégories, quand un animal par son allure et son excellent comportement dans toutes les phases du combat, pourrait mériter d'être gracié afin d'être utilisé comme reproducteur et pour permettre de préserver dans sa plus grande pureté la race et la caste des animaux, le Président pourra la concéder lorsque seront réunies les circonstances suivantes : qu'elle soit majoritairement sollicitée par le public, que le matador auquel il a échu la sollicite expressément et, enfin, que l'éleveur ou le mayoral de l'élevage auquel il appartient en soit d'accord". [Traduction Ph. P.]
Dès la mise en oeuvre du texte, son sens a été détourné, les grâces eurent lieu surtout dans les places de troisième catégorie, parfois dans celles de deuxième, rarement dans celles de première (Valence et Barcelone).
Il y a trois sortes d'arguments favorables à la grâce comme il y en a trois opposés, mais de valeurs différentes.

Arguments en faveur de la grâce

1) L'argument finaliste, celui qui est exprimé par le règlement : améliorer la race taurine. Mais dans les faits il est affaibli par la pratique. La limitation de la possibilité de la grâce aux arènes de première et deuxième catégories correspondait à l'idée que les éleveurs y envoyaient leurs meilleurs animaux. De plus, c'est un argument de pure forme, parce que la plupart du temps, les taureaux ne servent pas comme reproducteurs.
[Dans les années 80, lors d'une réunion du club, Ángel Peralta avait proposé que les éleveurs donnent à l'avance au président de la course la liste des taureaux qui, s'ils le méritaient par leur combat, pourraient être graciés]
2) L'aspect positif pour la corrida, en montrant qu'elle n'est pas qu'un spectacle de mort. Il a été exposé par André Viard le 29 août 2002 (Corridas.net).
3) La possibilité de la grâce obligerait les spectateurs à porter plus d'attention au comportement du taureau.

Arguments opposés à la grâce du taureau

1) La grâce est un simple moyen de promotion, de l'éleveur, certes, mais aussi du toréro et surtout le l'arène qui fait ainsi parler d'elle.
2) Depuis le nouveau règlement, le toréro dit qu'il a gracié le taureau. C'est plus qu'une manière de dire incorrecte pour "j'ai fait gracier le taureau". En réalité, c'est la pure vérité. La grâce n'intervient qu'à l'issue d'une faena de muleta longue, brillante, qui permet l'apparition de la demande, son développement qui va crescendo jusqu'à son octroi. Le toréro, alors, tombe dans les bras de ces aides comme s'il avait accompli un exploit, un comportement de joueur de ballon. [En novembre 2001, Stéphane Fernandez Meca, avait déclaré aux membres du Club qu'il regrettait d'avoir tué Novato, le quatrième taureau de Victorino Martín de la féria de Nîmes 1999. Ce taureau lui avait donné un succès qui a fait basculer sa carrière et il en avait la tête empaillée chez lui, mais il pensait qu'il méritait de retourner au campo. C'était un taureau de six ans, le dernier d'une lignée, qui avait montré sa bravoure quelques heures après sa naissance en chargeant le mayoral. Aujourd'hui, il réussirait à le faire gracier.]
3) La grâce du taureau enlève une partie du sens du spectacle. Pour l'obtenir, il se crée dans le public une sorte d'enthousiasme collectif, exaltation, puis, une fois le mouchoir orange sorti, tout retombe, le taureau se retrouve entre les boeufs comme s'il était refusé pour boiterie.

Dans une troisième partie, Francis Wolff a poursuivi une réflexion qu'il a exposée dans maints endroits et particulièrement au Club en mai 2002, dont nous rappellerons l'essentiel :
"Pourquoi tuer les taureaux? A cette question, il y a deux réponses classiques : l'explication sacrificielle -le taureau est l'objet d'un sacrifice qui se marque par le cérémonial, le recueillement du public au moment de la mort et le rapport des aficionados à la bravoure- et l'explication guerrière -le matador est un héros qui affronte l'ennemi absolu, la corrida est un duel, qui se termine nécessairement par une estocade donnée selon des règles fixes. Tout oppose ces deux interprétations qui ont pourtant deux points communs, la mort du taureau y est inéluctable et c'est l'homme qui tue l'animal. Depuis quelques années, une nouvelle sensibilité tend à rompre le lien nécessaire de la corrida avec la mort en réclamant la grâce de l'animal comme une récompense de son comportement, comme s'il avait un droit de survie s'il était particulièrement brave ; d'une manière parallèle, un nouvel épisode à part entière est venu s'ajouter au déroulement de la course, la mort du taureau, son agonie, sa lutte contre la mort, qui suscite des réactions diverses de la part des publics certes, mais lui confère un rôle d'acteur de sa propre mort, indépendamment de son combat.
Un nouveau sens de la corrida de mort apparaît : pendant le combat, on assiste à la geste du toréro, acteur essentiel face à un taureau jugée au nom de sa toréabilité, mais au moment de la mise à mort, la situation s'inverse, le fait que le taureau vive -soit gracié- ou meurt d'une certaine manière compte dans l'ensemble du spectacle".

Dans la corrida, la mort est inéluctable. Il y a un lien intrinsèque entre le toréo et la mort, contrairement à toutes les autres activités qui mettent en cause un animal (on peut rentrer bredouille de la chasse ou de la pêche). Or la grâce rend la mort non-inéluctable, non-nécessaire. Dans la corrida classique, l'animal ne meurt pas, il est tué par l'homme.
Depuis quelque temps on assistait à une théâtralisation de l'agonie du taureau, longue et applaudie, même s'il n'avait montré aucune bravoure dans le combat. La mort du taureau passait au premier plan.
Avec la grâce, on assiste à l'inversion des règles traditionnelles : l'homme agit avant la mort et peut s'abstenir de la donner. La corrida devient le récit de la vie ou de la mort du taureau et non plus son combat. On est passé d'un spectacle où l'on tue à un spectacle où l'on meurt, signe d'une nouvelle sensibilité.


Ph. Paschel
19 avril 2004