L’intérêt de cette rencontre peut être situé à divers niveaux. Il concerne d’abord, bien sûr, la corrida et d’autres formes de tauromachies, ainsi que les diverses attaques dont celles-ci sont l’objet à l’heure actuelle de la part des anti-taurins. C’est déjà là, en soi, un phénomène de société. Mais comme ces attaques sont plus ou moins explicitement fondées sur des conceptions générales des rapports de l’homme et de l’animal, on voit que celui-ci s’étend bien au-delà de l’approbation ou de la désapprobation d’une pratique particulière. Qu’en sera-t-il demain, par exemple, de notre façon de nous alimenter si le végétarisme, voire le végétalisme ( qui exclut, non seulement la viande, mais toute production animale, comme le lait ou les œufs ) continue à se développer ? Enfin « l’animalisme », dans ses diverses variantes, ne constitue pas seulement une idéologie prétendant infléchir notre perception de l’animal. À travers l’idée de « droits » que nous aurions à accorder aux animaux, il dessine, en creux, une certaine représentation de l’être humain dont nous devrions nous soucier davantage.
Après que le maire d’Arles, Hervé Schiavetti, eut ouvert le colloque, Annie Maïllis ( professeur en classes préparatoires aux grandes écoles, et auteur de plusieurs livres qui concernent des auteurs comme Michel Leiris, des peintres comme Picasso, et leurs rapports à la corrida ) le situa à la fois dans le moment historique où nous sommes, et par rapport au travail engagé par SUERTE, lors de diverses rencontres organisées à Séville, à Paris ( Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm ), ou encore à Nîmes. Puis Francis Wolff, directeur du département de philosophie de l’ENS, auteur – outre par exemple de livres sur la philosophie grecque - de la fameuse Philosophie de la corrida, et très récemment de Cinquante raisons de défendre la corrida, fit valoir, non sans humour, qu’il fallait remercier les adversaires de la corrida, parce qu’ils donnent l’occasion à ses partisans ( les « aficionados a los toros » ) de réfléchir à leur passion, et aux représentations de l’Homme, de l’animal, et de la culture qui l’accompagne. Mais c’est en grand aficionado qu’il est lui-même qu’il distingua, parmi les divers anti-corridas, trois courants. Le plus nombreux est fait de gens qui se disent contre la corrida – sans d’ailleurs vouloir son interdiction - parce qu’elle heurte leur sensibilité. Le second est constitué d’individus qui la critiquent de manière plus virulente, au moyen d’arguments qu’on peut tenter de réfuter ( par exemple le sadisme supposé des aficionados ). Quant au troisième, le seul vraiment dangereux, il est fait de ces animalistes qui prétendent bouleverser de fond en comble notre rapport à l’animal. Il faut, dit-il, comprendre ceux qui appartiennent au premier courant, tenter de convaincre ceux qui appartiennent au second, et combattre ceux qui appartiennent au troisième. Il faut d’ailleurs noter que ce sont les animalistes qui ont depuis quelque temps déjà engagé les hostilités, en organisant quelques dégradations de lieux publics ou privés, voire quelques attentats contre des personnes, coupables à leurs yeux de maltraitance envers les animaux. Durant le colloque d’Arles ils se contentèrent de tenter de perturber les débats, mais cela sans grand succès.
L’ensemble de la journée put d’ailleurs garder une forme essentiellement « scientifique ». Jean-Pierre Digard, directeur de recherche émérite au CNRS et auteur de divers ouvrages anthropologiques, en particulier sur la domestication, s’éleva contre l’idée que l’on puisse concevoir dans les mêmes termes notre rapport à tous les animaux ( dont il existe, rappela-t-il, plusieurs dizaines de millions d’espèces : peut-on même parler de « l’Animal » ? ). Il montra que nos concitoyens sont d’autant plus soucieux de protéger les animaux de compagnie, mais aussi les animaux sauvages, que cela leur permet de se racheter imaginairement du sort laissé à l’animal de rente ( voir là-dessus les conditions de l’élevage industriel ). Il analysa également de manière très fine le paradoxe de la domestication des taureaux de combat, qui va à l’inverse de l’objectif usuel, puisqu’elle consiste ici à maintenir, voire à réintroduire une certaine « sauvagerie ». Puis Alain Dervieux, ingénieur écologue au CNRS s’attacha aux Enjeux écologiques de l’élevage extensif de taureaux. Dans une région comme la Camargue, en particulier, qu’il connaît fort bien puisqu’il y est responsable de la gestion de l’eau, il montra que les conditions de vie indispensables aux encastes des taureaux de combat sont en même temps décisives pour le développement, voire la survie, de nombreuses autres espèces, notamment d’oiseaux. Ainsi, si les corridas étaient interdites, ce ne seraient pas seulement ces encastes qui disparaîtraient, mais tout un milieu écologique, dans sa bio-diversité, qui serait perturbé.
L’après-midi Annie Maïllis et Francis Wolff reprirent la parole. La première décrivit diverses formes de discours anti-taurins chez des journalistes de la fin du dix-neuvième siècle. Il est étonnant de voir à quel point le style agressif et insultant qu’employaient ces quelques femmes ( Marie Huot, Rachilde, etc.) était assorti de la dénonciation plus qu’agressive des espagnols, des juifs et des « dépravés », tout autant d’ailleurs que du capitalisme international. Il y a là une haine du « cosmopolitisme » à laquelle Annie Maïllis opposa la valeur intégratrice de la corrida, autour de laquelle, durant des décennies, ont pu se réunir des personnes d’origine ou de statut social très différent. Quant à Francis Wolff, il fit valoir les contradictions auxquelles conduit l’idée de « droits des animaux » défendue par nombre d’animalistes. Les animaux peuvent-ils avoir des droits, alors que ceux-ci ne pourraient s’accompagner d’aucun devoir ? Et comment distinguera-t-on entre les droits contradictoires qu’on pourrait leur supposer, le droit du loup à assurer sa subsistance et celui de l’agneau à conserver sa vie ? En réalité, dit-il, il serait plus juste de remplacer la notion d’un droit des animaux par celle de devoirs des hommes à leur égard, et ces devoirs sont différents selon qu’il s’agit d’animaux de compagnie, d’animaux sauvages, d’animaux domestiqués, d’animaux de rente. Au taureau « bravo », l’homme assure quatre années de vie dans les meilleures conditions qu’un bovin puisse trouver, une vie qui ne s’achève pas dans un abattoir, mais dans l’arène, là où la douleur physique du combat est convertie par l’animal en agressivité offensive. Il serait dommage, fit-il valoir, que l’animal ne subsiste plus dans nos représentation que comme mascotte ( le petit chien de compagnie ) ou comme victime ( le poulet d’élevage industriel ). De même il serait dommage pour l’homme que la seule mort à laquelle il conserve un rapport soit celle qui se cache au fond des mouroirs. Et il serait dommage enfin que l’espèce humaine n’ait plus le choix qu’entre un rejet de tout rite, et le retour contemporain de l’extrémisme religieux.
Une table ronde, animée par Catherine Le Guellaut, libraire et écrivain, réunit ensuite Marc Moustacakis ( directeur du pôle culturel, SAN Istres ) Estelle Rouquette ( conservateur du musée de la camargue ) Francine Yonnet ( présidente de l’Association des éleveurs de taureaux de combat ), et Luis Corrales, fondateur de la Plataforma pour la défense de la corrida en Catalogne. Cette table ronde permit de faire sentir toute la diversité du rapport à la corrida ( Francine Yonnet, qui est en même temps médecin scolaire fit par exemple saisir ce que pouvait représenter la rencontre de cette pratique pour un jeune en difficulté scolaire et sociale ) ; et Luis Corrales fit le point sur les risques d’interdiction de la corrida en Catalogne, et les chances de parer à ces tentatives abolitionnistes.
J’avais été invité, pour ma part, à intervenir en tant que psychanalyste. Je l’ai fait le matin, et je me suis intéressé à l’image de l’homme que véhicule et que produit le discours animaliste. Celui-ci, dans ses formes les plus élaborées repose sur une philosophie utilitariste, qui prescrit de maximiser la satisfaction des aspirations de chacun, et qui étend cette intention généreuse à « l’animal ». Mais cette maximisation souhaitée, qui doit assurer le « bien-être » de toutes les espèces pose bien sûr diverses questions. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, animaliste convaincu, se demande gravement, par exemple, si l’on peut détruire des millions d’insectes pour protéger nos récoltes. La plupart des auteurs, reconnaît-il, répondent que oui. Mais peut-on justifier, demande-t-il, ce massacre s’il ne s’agit que de protéger un champ de tabac, ou lorsque les dégâts causés par les insectes ne sont qu’esthétiques ? On relèvera ici la position hygiéniste de celui qui nous autorise le pain mais pas le tabac, et pour qui le goût esthétique n’est pas tellement essentiel. C’est que cet auteur, comme bien d’autres, a une philosophie qui réduit toute créature vivante à un être de besoin, et cela le rend incapable de s’élever à l’idée qu’un homme puisse risquer sa vie dans un affrontement avec un animal, mais aussi que le taureau, confronté à la pique, retourne au combat plutôt que de s’enfuir.
En définitive, au-delà même de son objet spécifique, l’ensemble de la journée constitua un moment fort de réflexion sur l’homme, non seulement dans son rapport aux animaux, mais dans les formes complexes de ses pratiques, en tant que celles-ci ont le plus souvent, outre leur fonction réelle et leur valeur imaginaire, une fonction symbolique qui n’est jamais négligeable.
Roland Chemama
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