DOMINGO DELGADO, Avatars du toreo moderne
vendredi 22 avril 2005, Le Loubnane. Plein.
Domingo Delgado de la Cámara (Madrid, 1970) a commencé à aller aux corridas très jeune. Il avait quatre ans, c'était la dernière course d'Antonio Bienvenida à Madrid, mais, bien sûr, il n'en a pas de souvenirs. C'est depuis l'âge de huit ans qu'il est vraiment devenu aficionado. Il a lu tout ce qu'il pouvait concernant l'histoire du toréo, mais la publication des cassettes d'Achucarro en 1985 a mis à bas toute l'histoire officielle. Que disait-elle donc ?
Joselito est le dernier des toréros du passé.
Belmonte est le fondateur du toréo moderne.
Manolete en est le corrupteur.
Cordobés l'a défenestré.
Mais cela est faux. La tauromachie est une œuvre collective. Certes Belmonte a eu une grande influence, mais Chicuelo, Joselito et Manolete ont eu la même.
Joselito est le dernier héritier de la tauromachie ancienne, mais il est le premier à avoir toréé en rond : les faenas actuelles sont une suite de passes en rond. Belmonte n'a jamais toréé en rond, il donnait les passes l'une après l'autre. Il y a eu quelques précédents avec Cara-Ancha ou Lagartijo, mais de manière sporadique, c'est Joselito qui l'a imposé comme nouveau moyen technique. Sans doute, Belmonte liait les passes à la cape, comme le rapporte Pepe Alameda, mais dés cette époque, la faena de muleta était en train de devenir le plus important moment de la corrida. Mazzantini faisait des faenas de cinq ou six passes, Joselito et Belmonte de 20 à 25. Lorsque le taureau est bon, le public réclame que la faena continue.
Le plus grand apport de Belmonte aurait été l'immobilité. Sur les images de l'âge d'or, il bouge, son immobilité n'est venue que vingt ans après. Sa véritable découverte, c'est la corne contraire. Il y avait eu quelques précédents avec Espartero et Antonio Montes, tous deux tués par les taureaux, mais Belmonte a découvert l'importance de la corne contraire et c'est ce qui lui a permis de survivre. En se croisant à la première passe, le matador se cache à la vue du taureau, il suffit ensuite de laisser la muleta morte pour exécuter le toréo en rond. Les anciens ne pouvaient pas toréer ainsi parce qu'il n'avaient pas découvert la corne contraire. Cet apport de Belmonte a été décisif, même si ses thuriféraires ne l'ont pas relevé, parce que c'étaient des artistes célèbres, mais pas de véritables aficionados. Auparavant, le toréo en rond se faisait en tournant sur les talons. En fait, la grande révolution de Belmonte est esthétique : avançant la jambe et enfonçant le menton.
Chicuelo a su capter les techniques de Joselito et de Belmonte sans les copier : il est allé sur la corne contraire, puis a toréé en rond. La première faena du toréo moderne a été faite à Corchaito de Graciliano Pérez Tabernero le 24 mai 1928 à Madrid. Malheureusement Chicuelo n'avait pas beaucoup de courage et il n'a pas pu imposer son concept taurin. Ce sont d'autres toréros comme Lalanda et Villalta qui l'ont fait. Chicuelo ne baissait pas la main, ce sera la conquête de Curro Puya et de Victoriano de la Serna.
Tous les concepts du toréo moderne sont là, mais alors que l'on attend un homme pour les assembler, alors que tout le monde cherche le toréo statique, surgit Domingo Ortega qui devient une figure en un printemps, en reprenant le toréo de Machaquito et Bombita. C'est que le taureau n'est pas encore raffiné, il faut du temps aux éleveurs pour obtenir le taureau nécessaire à la corrida moderne. Mais il est bientôt balayé par Manolete, l'homme qui, comme l'annonçait Belmonte, serait bien à tous les taureaux et tous les jours.
Manolete est l'héritier direct de Chicuelo, mais alors que ce dernier était un petit gros, il est grand et mince. La technique est la même, mais l'esthétique est différente et Manolete a un courage surhumain, ce qui manquait à Chicuelo. Manolete a imposé le concept du toréo moderne. Il est le premier toréro moderne. Tous ceux qui sont venus à sa suite ont repris sa technique.
Si l'on pardonne le blasphème, Joselito, Belmonte et Chicuelo sont des prophètes de l'Ancien Testament et Manolete est le Christ. D'ailleurs, sa vie a été pleine d'injustice et il est mort tragiquement.
On a accusé Manolete d'être responsable de tous les maux de la tauromachie, mais Guerrita faisait ce qu'il voulait et Joselito aussi. A la suite d'une accusation d'afeitado portée dans ABC par Corrochano que Joselito s'était brouillé avec ce critique et, pour se réconcilier, après que Corrochano se soit dédit, Joselito a été toréer la course de la ville natale du critique, Talavera de la Reina.
Après Manolete, il y a eu deux chemins pour la tauromachie :
L'École néo-classique, qui assimile la technique de Manolete et l'esthétique de Belmonte. Tous les grand toréros du XXeme siècle y appartiennent : A. Ordóñez, Rafael Ortega, Manolo Vázquez, Julio Aparicio, Paco Camino, El Vití. Ainsi, on peut dire qu'aujourd'hui on torée mieux que jamais
L'École de l'exaltation du courage, qui est fascinée par la technique de Manolete et essaie de surpasser ce qu'il a fait : Litri, Pedrés, Chicuelo II, Dámaso González, El Cordobés.
El Cordobés a été un grand incompris. Il a porté à l'extrême l'idéologie tauromachique de Manolete, mais avec une esthétique grossière qui a empêché de voir ses qualités. Il est tout sauf un clown. Avec lui, l'histoire de la tauromachie atteint son zénith et son évolution s'achève.
La tauromachie post-moderne n'a plus de surprise à offrir et Manzanares, Joselito, José Tomás, El Julí n'ont pas l'aura mythique des toréros du passé. L'aficionado est devenu un pessimiste par nature, mécontent. Paco Ojeda n'a pas été un révolutionnaire. Avant lui Cordobés, Miguelín ou Dámaso González avaient été dans les terrains du taureau. Mais ce qui était nouveau, c'était l'esthétique. Ce genre de toréro n'a généralement pas de classe. José Tomás est un "tremendista con clase", ce qui est exceptionnel, les trémendistes étant vulgaires et les toréros de classe peu courageux. Mais il a un petit défaut : il n'a pas de temple
.
Aujourd'hui, il est intéressé par Ponce et Julí, et parmi les jeunes Perrera, Gallo, Salvador Vega et S. Castella.
Dans les années 50, tout le monde était d'accord pour élever un taureau qui se prête au toréo. Il n'était pas rare de voir cinq taureaux charger dans une course. Il y a eu beaucoup d'abus et une critique nouvelle et ignorante a imposé un taureau désastreux. Ils souhaitaient un animal très grand, très vieux, très armé et qui chargeât comme une vachette. Tout cela est incompatible. La régularité dans les lots a été perdue par cette recherche du taureau impossible.
Un taureau normal doit correspondre à son origine zoologique. Il doit présenter un aspect sérieux, être musculeux avec un morillo marqué, des cornes propres. Le poids importe peu, on pourrait supprimer son annonce dans les arènes. Le problème d'aujourd'hui est l'imposition du format de l'Atanasio, qui peut atteindre 600 kg.
Lorsque Domingo Delgado réfléchit, il tient ce discours, mais lorsqu'il va à la corrida son coeur d'aficionado l'emporte. Le toréo n'est pas qu'une question de technique ou d'esthétique, mais c'est d'abord l'émotion du risque.
Philippe Paschel
BIBLIOGRAPHIE
Revisión del toreo, Alianza, 2002.
Le toreo revu et corrigé, traduction de Manuel Rodriguez-Blanco, Loubatieres, 2004 (30euros)
Avatares históricos del toro de lidia, Alianza, 2003
Del paseillo al arrastre, Alianza, 2004